Chronique de jurisprudence en Droit des transports.

CHRONIQUE DE DROIT

DES TRANSPORTS

Par Ali JALLOULI

Maître-assistant  à la Faculté

de Droit de Sfax


1/ Computation du délai de prescription de l’action en responsabilité fondée sur le contrat de transport de personnes (art. 666 C.Com)

Cass. Civ. 19022 du 18/1/1989 Bull. civ. p. 34.

Les poursuites pénales dirigées contre le transporteur ou son préposé pour blessures causées à un voyageur, ont-elles un effet sur le prescription triennale de l’action en réparation intentée par ce voyageur devant le juge civil ?

L’arrêt de la Cour de Cassation du 18 janvier 1989 répond à cette question par la négative.

Les faits sont simples : le 9/11/1981, la prénommée Fatma a subi des blessures dans sa main droite, alors qu’elle se trouvait dans un engin de transport routier. Le chauffeur traduit pénalement pour blessures par imprudence, e été acquitté par un jugement correctionnel rendu le 31/1/1983 et devenu irrévocable par l’expiration du délai d’appel. Plus de deux ans après cette date, la victime agit contre le transporteur et son assureur afin d’obtenir la réparation de son dommage corporel. Cet assureur invoque l’exception de prescription non pas biennale (V. art. 2 de la loi de 1930 relative au contrat d’assurances ; Cass. Civ. 5706 du 13/6/1968, Bull. p. 51, Rev. Jur. Lég. 1969 p. 138 ; Rev. Tun. Dr. 1969-1970 p. 224 note Guy LAUGIER.. Civ ; 8602 du 24/2/1972, Rev. Jur. Lég. 1973 p. 685 ; Code des assur. Art. 14) mais triennale. Selon l’art. 666 al. 1er du Code de commerce, les actions auxquelles peut donner lieu de contrat de transport de personnes sont prescrites dans un délai de trois ans à compter de l’évènement qui leur a donné naissance.

Le tribunal de première instance de Tunis a rejeté l’exception de prescription et a donné gain de cause à la victime. Il lui a alloué des dommages- intérêts en réparation de son préjudice matériel et de son préjudice moral.

Saisie par l’assureur, la Cour d’appel de Tunis a infirmé le jugement et a débouté le voyageur sur la base de l’article 666 C.Com. Cette solution a été déjà retenue dans un arrêt rendu par la Cour de cassation dans une affaire semblable mais non identique car l’action pénale exercée contre le transporteur fut classée (V. Civ. 10365 du 11/10/1984 Bull. Civ. II p. 198).

La victime se pourvoit en cassation en se prévalant de la mauvaise application du texte sus indiqué au motif que le délai de trois ans ne commence à courir contre elle qu’à partir du jour où la décision pénale est devenue irrévocable. Autrement dit, pour l’auteur du pourvoi, la mise en mouvement de l’action publique est un acte interruptif de la prescription triennale de l’action en responsabilité.

Mais la Cour de cassation (Civ. 18/1/1989) a rejeté le pourvoi en ces termes :

« Attendu que l’accident dont a été victime la demanderesse au pourvoi est survenu le 9 novembre 1981, que cette dernière est restée inactive jusqu’au 25 mars 1985, date à laquelle elle a intenté l’action en réparation, objet de l’arrêt attaqué, c’est-à-dire plus de trois années révolues.

Attendu que l’art. 666 du Code de Commerce énonce expressément que l’action fondée sur (le contrat de) transport de personnages se prescrit par un délai de trois ans à compter de la date de l’accident ».

Il y a là une sanction de l’inaction de la victime pendant le laps de temps fixé par la loi. Pour consolider ses droits, le voyageur victime, aurait dû ou bien se constituer partie civile, où bien intenter une action en réparation devant le juge civil, avant l’expiration du délai de trois ans.

Contrairement à la thèse du pourvoi, et à ce qui a été retenu par les premiers juges, le fait que le transporteur ou son préposé a fait l’objet d’une procédure pénale n’est pas susceptible d’interrompre la prescription, ceci n’a aucune incidence sur la computation du délai de cette prescription triennale. Cette solution est conforme à la lettre de l’art. 666 du Code de Commerce, mais elle n’échappe pas à la critique car si la victime a choisi d’exercer son action en réparation devant la juridiction civile, dans ce cas, « il est sursis à son jugement tant qu’il n’a pas été statué définitivement sur l’action publique » (art. 7 du Code pr. pén.). Ce sursis à statuer milite en faveur de la solution retenue par les juges du premier degré et qui vient d’être adoptée par la Cour de cassation en matière délictuelle (V. Civ. 18706 du 5/4/1990 Bull. Civ. p. 210).

Il faut également noter que l’avant dernier attendu de l’arrêt du 18/11/89 selon lequel l’art. 666 du code de commerce énonce clairement que l’action fondée sur le (contrat de) transport de personnes se prescrit par trois ans à compter de la date de l’accident soulève la question de la computation de ce délai en cas d’aggravation du dommage et qui est la conséquence directe de l’accident initial de transport. Le délai de trois ans doit-il partir de l’accident de transport (dommage initial) ou bien de la date de l’aggravation de ce dommage, c’est-à-dire de l’apparition du nouvel élément du dommage ? (Voir en matière délictuelle Cass. Civ. 11320 du 18/7/1994 Bull. Civ. III p. 73 2ème solution retenue. V. en matière d’accident de travail art. 71 et s. de la loi n° 57-73 du 11/12/1957 ; trib. 1ère inst. Jendouba, jugement n° 219 du 14/11/1966, Rev. Tun. Dr. 1968 som. p. 194).

2) Admission de l’indemnisation de l’aggravation du préjudice intervenant postérieurement à une décision judiciaire irrévocable ayant fixé le montant des dommages- intérêts.

Cass. Civ. 19398 du 16/3/1989 Bull. Civ. p. 127.

 

Quand une personne victime d’un accident de transport a obtenu réparation du préjudice qu’elle a subi par une décision judiciaire irrévocable, et que son état de santé s’aggrave du fait de l’accident initial, ce passager peut-il demander une indemnité supplémentaire en réparation du nouvel élément de dommage ?

C’est la question tranchée par l’arrêt de la Cour de Cassation en date du 16 mars 1989. Elle n’est pas résolue par le législateur, à l’opposé de l’aggravation et de l’amélioration de l’infirmité en matière d’accident de travail qui peuvent donner lieu à la révision de l’indemnité accordée au salarié (V. art. 71 et s. de la  loi n° 57-73 du 11/12/1957, Cass. Civ. 7527 du 21/1/1971 Bull. Civ. p. 7).

Pour combler la lacune législative, les juges ont hésité entre l’exclusion et d’admission de l’indemnisation de l’aggravation du préjudice.

Dans l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt du 16 mars 1989, la Cour d’appel a infirmé le jugement de première instance et a considéré qu’il n’est pas permis de remettre en cause la décision irrévocable qui a alloué une réparation à la victime. L’arrêt d’appel est fondé sur deux arguments.

Le premier argument est relatif au principe selon lequel les exceptions sont d’interprétation stricte (V. art. 540 du C.O..C.) c’est que l’art. 71 de la loi précitée du 11 décembre 1957 est un texte spécial, et il n’est pas permis de l’étendre aux accidents de  transport ou à ceux autres que l’accident de travail. Ce premier argument est incontestable, contrairement au second.

Le deuxième argument est que l’admission de la révision de l’indemnité constitue une violation de l’autorité de la chose jugée. La Cour d’appel estime que les éléments de cette présomption légale sont remplies. (V. art. 480 et 481 C.O.C.). Elle s’est ralliée à l’opinion que la Cour de Cassation eut déjà émise dans un arrêt rendu en 1982 et qui dénia la possibilité d’agir en réparation pour aggravation de préjudice (V. Civ. 6028 du 17/06/1982 Bull. III p. 207 rapporté également à la Rev. Arabe de la doctrine et la Jurisprudence. المجلة العربية للفقه والقضاء  1986 n° 3 p. 381).

Cette même solution semble être confirmée par notre arrêt de 1989 et faire jurisprudence. C’est ce qui découle de la lecture du sommaire, publié au Bulletin de la Cour de Cassation.

Mais, en fait il n’en est rien. En lisant l’arrêt, on s’aperçoit que l’auteur du sommaire a reproduit par erreur la motivation de l’arrêt de la Cour d’appel, et que la Cour de Cassation a clairement renoncé à sa position précédente, l’arrêt de 1989 va donc à l’encontre de l’arrêt de 1982.

Malheureusement, la motivation de l’arrêt est excessivement concise. La Cour de Cassation se borne à déclarer que la juridiction d’appel ne s’est pas ralliée à la doctrine qui admet. La révision de l’indemnisation en cas d’aggravation du préjudice.

( محكمة القرار المنتقد… خالفت بذلك ” ما أقرّه فقه القانون من جواز المراجعة للضرر إذا تفاقم”).

Ceci montre que la doctrine est une inspiratrice pour le juge, qu’elle a une certaine autorité auprès des tribunaux. On a écrit à ce propos que la doctrine est une source secondaire de droit » (Mohamed CHARFI, introduction à l’étude de droit, 2ème éd. C.E.R.P. Tunis 1991 n° 427).

Pour admettre l’indemnisation de l’aggravation du dommage, la doctrine dont fait état l’arrêt de 1989 rejette l’argument tiré de l’autorité de la chose jugée et ce pour absence d’identité d’objet. La chose demandée n’est pas la même, car l’aggravation de l’état de la victime constitue un dommage nouveau, elle représente un objet distinct au regard de l’art. 481 C.O.C. (V. en ce sens MAZEAUD et TUNC, traité théor. et pr. de la resp. civ. Tome 1er n° 225 et s. et les référ. citées. Noureddine TERKI, les obligations responsabilité, civile et régime général, éd. PUBLISUD ; Paris 1982 n° 341 p. 188). Béchir ZAHRA :

البشير زهرة، التأمين البري، ط. 2. مؤسسات عبد الكريم بن عبد الله تونس 1985 ص 226).

La révision de l’indemnité est admise parce que l’autorité de la chose jugée antérieurement porte seulement sur le préjudice qui était alors certain, et non sur le préjudice complémentaire qui était seulement éventuel ou qui n’était même pas soupçonné (Pierre GUIHO, cours de droit civil, V.4 les obligations 2ème éd. L’HERMES Lyon 1983 n° 488).

La solution dégagée par l’arrêt ne se limite pas à l’aggravation du dommage résultant d’un accident de transport. Elle s’étend à tout dommage de nature contractuelle ou délictuelle. Elle se justifie par l’idée de réparation intégrale du préjudice que l’on peut déduire des termes des art. 107 et 278 du C.O.C. Les victimes ne doivent pas être privées de leur droit incontestable d’obtenir réparation de tous les éléments de leur préjudice. Il leur est possible, après avoir indemnisées par une décision de justice irrévocable, d’obtenir ultérieurement une indemnisation supplémentaire.

La solution retenue par l’arrêt de 1989 est aussi en harmonie avec celle de l’admission de l’indemnisation de l’aggravation du préjudice lorsque l’indemnité originaire a été fixée par transaction (V. Cass. Civ 2078 du 17/4/1980 Bull. Civ. I. p. 100 Rev. Jur. Lég. 1981 n° 7  p. 79 ; Rev. « El Mouhamet » المحاماة 1989 n° 1 p. 185 et s. avec mes observations).

Enfin pour terminer avec l’arrêt du 16 mars 1989, il y a lieu de faire deux observations. La 1ère observation est que la jurisprudence française avait déjà admis la possibilité pour la victime dont l’état s’est aggravé d’obtenir un complément de dommages- intérêts (V. Paris 8/12/1949 J.C.P. 1950 II 5459 obs. R. RODIERE ; Cass. Civ. 24/12/1955 J.C.P. 1955 II 8699 ; Cass. Civ. 29/10/1968, Rev. Tr. Dr. civ. 1969 p. 342 obs. DURRY).

La deuxième observation est que certaines codifications ont consacré le principe de la révision de l’indemnité en cas d’aggravation du préjudice. C’est le cas du Code suisse des obligations (art. 46) et du Code civil irakien de 1984 (art. 444).

3/ Réparation des dommages moraux résultant d’un accident  de transport

 

Cass. Civ 23022 du 13/4/1989 Bull. Civ. p. 175

 

Le voyageur qui a subi un dommage corporel au cours de la période couverte par l’obligation de sécurité a-t-il droit à la réparation du dommage moral en sus dommage matériel ?

Telle est la question essentielle soumise à la Cour de cassation dans l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt du 13 avril 1989.

Les faits sont les suivants. Alors qu’il se trouvait à l’intérieur d’un train appartenant à la Société nationale des chemins de fer tunisiens (S.N.C.F.T), un voyageur a été victime de violence commise par deux agents de cette société de transport.

Ces derniers ayant été condamnés pénalement, la victime assigne la S.N.C.F.T.( V. art. 245 C.O.C responsabilité civile contractuelle du commettant du fait de ses préposés) en réparation des différents préjudices corporels subis.

Les juges du fond lui on donné gain de cause : le voyageur obtient une indemnisation des dommages matériel et moral.

Un pourvoi en cassation a été formé par la S.N.C.F.T. Celle-ci reproche à la Cour d’appel de Tunis d’avoir accordé une indemnité en réparation du préjudice moral alors que, selon elle, les art. 653.654 et 656 du Code de commerce ne visent que le dommage corporel.

Sur le plan de la forme, ce moyen n’a pas été soulevé devant les juges du fond. Il est évidemment irrecevable car il n’est pas d’ordre public. La Cour de cassation n’a pas manqué de le rappeler.

Sur le fond, le pourvoi a été, à juste titre, rejeté. L’arrêt rappelle d’abord les termes de l’art. 535 ( et non 585) du C.O.C. puis déclare dans son dernier attendu qu’en accordant une réparation du dommage moral, outre le dommage matériel, la Cour d’appel n’a pas violé les art. 653 et s. du Code de commerce relatifs à la responsabilité du transporteur ; elle s’est basée sur les règles générales et sur le principe d’après lequel la victime a droit à réparation de tous les dommages subis, matériels et moraux. Autrement dit, pour la Cour de cassation, les juges du fond ont admis la réparation du préjudice moral par application des règles générales de droit (art. 535 in fine C.O.C.) c’est une règle jurisprudentielle, approuvée par la doctrine, que le dommage moral est pris en considération dans la détermination de l’indemnité allouée au voyageur et à tout créancier contractuel (V. jurisp. constante en matière de contrat de transport. Cass. Civ. 4458 du 1/4/1980 Bull. Civ. I p. 85 ; Civ. 3990 du 18/6/1981 Bull, Civ. II p. 209 ; Civ. 6271 du 6/8/1981 Bull. Civ. III p. 68 ; Civ. 10624 du 17/1/1985 Bull. Civ. I p. 190 et V. en matière  de responsabilité contractuelle en général. Ch. LARROUMET Droit Civil T. III. Les obligations 1ère partie Economica 1986 n° 653 p. 614 et s. Mohamed ZINE :

محمد الزين : النظرية العامة للإلتزامات 1، العقد، تونس 1993 فقرة 366 ص 274).

La règle générale de la réparation des dommages moraux se justifie par l’analogie avec la responsabilité délictuelle. Selon les art. 82 et 83 C.O.C. chacun est en principe responsable du dommage matériel ou moral qu’il a causé à autrui (Voir aussi l’art. 85 C.O.C. également sur cette question, l’article de M. Mohamed CHARFI) :

محمد الشرفي، كيفية تقدير الضرر المعنوي

م. القضاء والتشريع 1973 ص 353 و ما بعدها).

Si le principe de la réparation du dommage moral est affirmé uniquement en matière de responsabilité du fait personnel, il a été étendu aux autres régimes de responsabilité (fait d’autrui fait des choses, et responsabilité contractuelle).

Il n’existe aucune raison valable de distinguer, en ce qui concerne la réparation du préjudice moral, entre la responsabilité du fait personnel et les autres responsabilités.

L’art. 535 C.O.C., dont les termes ont été rappelés par l’arrêt, énonce expressément que « lorsqu’un cas ne peut être décidé par une disposition précise de la loi, on aura égard aux dispositions qui régissent les cas semblables ou des matières analogues ». Donc, on peut affirmer que la règle de principe selon laquelle le voyageur a droit à réparation du préjudice moral découle plus du raisonnement par analogie que de l’application des règles générales de droit.

Mieux encore, la réparation du dommage moral découle des art. 653 et s. invoqués par la S.N.C.F.T. Cette dernière soutient que l’arrêt a violé ces textes qui ne visent que le dommage corporel. On constate que la Cour de cassation s’est contentée d’affirmer que la Cour d’appel n’a pas violé les art. 653 et s. du Code de Commerce. Elle aurait dû déclarer que les textes invoqués servent de fondement à la réparation du dommage moral. Le dommage corporel qui est visé présente la particularité de combiner des éléments de préjudice matériel (économique) et de préjudice moral.

La réparation du dommage moral est enfin une conséquence du principe de la réparation intégrale des dommages. (René RODIERE et Barthélémy MERCADAL, droit des transports terrestres et aériens, Précis Dalloz 4ème éd. 1984 n° 363 p. 423).

On peut conclure que toute résistance qui se manifeste au sujet de la règle de l’indemnisation du dommage moral subi par un voyageur est inutile et sera facilement vaincue.

Février 1993